Outils et transformation des centres historiques

Est-ce qu’au pays de Descartes, le salut ne peut venir que de la méthode ?

En tout cas, la France manifeste, dans le domaine des centres historiques, une étonnante “spécificité” par l’arsenal d’outils réglementaires sophistiqués et d’encadrements financiers et fiscaux. Cette véritable machine réglementaire et incitative, c’est évidemment avant tout le secteur sauvegardé et l’Opération programmée d’amélioration de l’habitat (OPAH). Mais le document d’urbanisme protecteur, initié par la loi Malraux en 1962, et l’OPAH créée en 1977, coordonnant les actions de l’État d’aide a la réhabilitation des logements et des espaces publics, convergent-ils dans la réalité ?

Protéger et transformer à la fois pourrait sembler évident, afin que la ville continue son renouvellement et que les immeubles d’habitation, occupant sa plus grande superficie, soient adaptés aux besoins d’aujourd’hui. Cette convergence était souhaitée dans la circulaire de mars 1995 invitant les architectes des bâtiments de France et les services de l’ANAH à un rapprochement pour les besoins de la cause.

Les deux notions qui polarisent les contradictions sont la valeur d’usage des logements et le patrimoine. Mais qu’est-ce que le patrimoine ?

L’obscurité d’un concept

Ce terme, domaine du non formulé, est un refuge admirable pour un consensus opaque. Il recouvre tout et son contraire.

L’ambiguité linguistique entre un patrimoine foncier et mobilier, d’un côté, et un patrimoine artistique et historique, de l’autre, l’explique et le révéle. Le terme est identique pour, d’un côté, les défenseurs du patrimoine culturel et, de l’autre, des propriétaires soucieux de rentabiliser leur patrimoine foncier.

Mais au-delà, dans le cercle des défenseurs et praticiens du patrimoine architectural et urbain, le non débat sur les modalités culturelles de la protection et de l’évolution des centres historiques offre une nouvelle gamme d’arc en ciel sur ce qu’il faut faire ou ne pas faire.

Une contrainte dérangeante : occuper les logements

La ville protégée doit-elle ressembler à celle du dernier roman de Charles Dickens : « C’est une cité endormie et les habitants semblent croire que tous les changements qui devaient s’accomplir se sont produits dans les siècles passés et qu’il ne doit plus en étre faits dans l’avenir… la seule chose prouvant que la vie poursuit encore son cours, c’est la puissance de la végétation… » ?

Personne ne défendrait une telle thése ; mais la confrontation pratique de l’adaptation de la ville ancienne, souvent médiévale, aux besoins modernes de fonctionnement et aux modes d’habiter, pose des problémes mettant à jour des exigences contradictoires.

C’est que même l’usage est double : celui, ancien, qui a déterminé la morphologie constructive de l’édifice -lequel a été fréquemment l’objet d’évolutions parfois radicales- et celui, d’aujourd’hui, dans la société et les besoins de la ville d’aujourd’hui. André Malraux le soulignait dans les objectifs qu’il assignait au secteur sauvegardé : « conserver notre patrimoine architectural et historique et améliorer les conditions de vie et de travail des Français. L’un ou l’autre peut sembler simple, l’un et l’autre s’avérent peut-étre assez difficiles. »

La valeur d’usage des logements eux-mêmes correspond, pour les utilisateurs, à des données réelles de l’espace : les accés, l’organisation distributive, le rapport à la lumiére. On peut plaider évidemment pour “une autre valeur d’usage” dans les centres historiques qui se fonde en particulier sur l’intelligence de la transformation. Or, on constate souvent que le patrimoine est le paravent pour une désinvolture vis-à-vis de l’usage : cuisines américaines dans de grands logements, défectuosité forte de luminosité…

Les façades semblent toujours résumer une conception du patrimoine derriére lesquelles les espaces de transition de l’extérieur, jusqu’aux logements eux-mêmes, sont également sous-estimés. Rares sont les OPAH et les villes où ces espaces sont l’objet d’une préoccupation. Ainsi, passé la facade restaurée, les contre-sens historiques et architecturaux se déploient dans les couloirs d’accés, les escaliers et paliers.

Mais la valeur d’usage est aussi urbaine et ne situe pas uniquement à l’échelle du logement. Elle concerne le fonctionnement des quartiers et de la ville dans son ensemble.

Ce tableau n’est pas une constante et le “mot d’ordre” du PSMV de Bayonne “rendre la ville habitable” se traduit aussi bien dans l’habitabilité retrouvée des logements, le soin apporté jusque dans les pavages des couloirs d’accés, offrant ainsi une nouvelle respiration patrimoniale au petit Bayonne.

L’effet de marché constaté avec la division des grands logements, même si elle n’est pas spécifique aux secteurs sauvegardés (effets fiscaux, sur-valorisation de la demande étudiante), a pour conséquence de faire disparaître des structures et distributions anciennes. L’apport du confort sanitaire peut aussi faire perdre une part du confort spatial. La médiation d’un acte architectural, chargé de culture, peut seule concilier des exigences qui s’opposent.

La ville avant tout…

Est-ce parce qu’il est un espace résultant des constructions elles-mêmes que l’espace public est le parent pauvre du patrimoine ?

Souvent, les PSMV ne le prennent pas en compte à part entière. D’ailleurs, lorsque des consultations publiques sous forme de concours sont engagées, elles s’émancipent complétement du cadre du PSMV.

La gestion de l’espace public est sous la maîtrise directe des villes avec des actions non motivées par de véritables projets et sans de véritables compétences associées. On assiste à des interventions presque toujours décevantes, tant vis-à-vis de la réalité historique de ces espaces, que sur le plan plastique : pavages étrangers aux textures urbaines, fontaines décoratives ; quand ce n’est pas la destruction pure et simple d’un flot pour créer un parking, comme à Bayeux.

Si l’on s’accorde avec l’architecte Louis Kahn pour reconnaître que le vide urbain est « l’espace majeur de la ville, auquel il ne manquerait plus qu’un toit…  », il y a là un probléme essentiel. Ce désintérét est amplifié par l’uniformisation produite par le commerce. On pourrait parler de patrimoine socio-économique en évoquant l’analyse de Kevin Lynch : « Dans une ville, les éléments qui bougent, en particulier les habitants et leurs activités, ont autant d’importance que les éléments matériels statiques. Nous ne faisons pas qu’observer ce spectacle, nous y participons, nous sommes sur la scène avec les
autres acteurs…Presque tous les sens interviennent pour composer l’image. »

Les actions d’accompagnement prévues dans les conventions d’OPAH semblent peu développées avant tout par la sous-estimation de ces espaces.

Le facteur temps des deux procédures

Le PSMV joue sur le long terme, autant par sa méthode d’élaboration que par sa pérennité en se fondant sur des valeurs culturelles, l’OPAH vise une efficacité immédiate sur le court terme.

Une interrelation entre PSMV et OPAH exige même que plusieurs conditions soient réunies : une coordination dans le temps, un dispositif concerté d’animation et de suivi, des outils et moyens adaptés, en complément des procédures principales : politique de ravalement, de traitement des espaces publics, d’acquisition fonciére et immobiliére, moyens financiers et fiscaux.

Le secteur sauvegardé était encore récemment Plan “Permanent” de Sauvegarde et de mise en valeur. Mais plus profondément, les objectifs et les compétences associées entre les deux procédures sont de nature différente. Sauf exception, liée à l’implication forte du chargé d’étude du PSMV, les documents d’étude ou de bilan des OPAH révélent une approche souvent rapide et cursive des questions patrimoniales : désolants classeurs où s’égrénent les modéles de lucarnes à reproduire…

Viollet-le-Duc, dans son article du Dictionnaire sur la maison, insistait pourtant sur les subtiles variations des écritures architecturales de la tradition.

Connaître pour transformer

La contradiction entre, d’un côté, la globalité de la problématique patrimoine sur la ville ancienne et les conditions d’intervention, laisse souvent dans l’ombre une infinité de questions, comme la préservation des tracés et morphologies urbaines, des espaces de transition, des intérieurs non protégés, des vides urbains, comme des conséquences des implantations commerciales. Fréquemment, le souci patrimonial porte sur des aspects importants, mais particuliers (lucarnes, volets roulants, type de ravalement…).

Apprendre à voir la profonde et riche complexité de la ville et de ses composants est bien le socle de décisions susceptibles de prendre leur place dans son renouvellement.

L’échelle de l’intervention architecturale et la place de l’architecte

La transformation des logements s’effectue parfois par une intervention limitée au logement. L’acte architectural est alors enserré dans une logique qui lui échappe, à l’inverse des interventions portant sur un ou plusieurs immeubles plus accueillantes à un véritable projet.

La situation est toute différente lorsqu’à Bayonne, par exemple, l’architecte intervient en réhabilitation lourde, à l’échelle parfois d’un flot, ou lorsqu’il s’agit ailleurs de simplement inclure des éléments de confort dans un logement unique.

La rareté de l’intervention d’architectes avec une mission complète est une des données fortes d’un constat désormais connu.

Dans de nombreuses villes (Nancy, Blois par exemple), les opérations sont réalisées sans architectes. Des processus de substitution s’opérent avec une translation du contrôle architectural vers le conseil.

Par ailleurs, la question du montant des rémunérations n’est pas secondaire. La procédure des Travaux d’intérét architectural de l’ANAH est également peu employée. On mesure sur ce point que les incitations à la coopération entre les services, inscrits dans la circulaire de mars 1995, ne sont pas entièrement inscrites dans les faits.

Contrôle architectural et projet

Quels sont les places respectives souhaitables du projet d’un côté et du contrôle de l’autre ?

Sur certains sites, l’architecte des bâtiments de France pallie une faiblesse de la maîtrise d’œuvre locale en guidant des projets et en conseillant les maîtres d’ouvrage. II serait utile de mieux identifier et départager ce qui reléve du contrôle de l’application de la législation du PSMV et ce qui reléve, plus spécifiquement, du projet architectural.

On peut ajouter à ces niveaux objectifs un troisième niveau, non secondaire, constitué par une auto-censure du projet que s’appliquent les demandeurs à partir d’une sorte de présupposition du contrôle légal.

Débattre sur la transformation des villes

Lorsque la conception du PSMV est dynamique et appuyée sur les éléments de connaissance historique, le partenariat se constitue sur un véritable projet à long terme et la procédure purement opérationnelle, l’OPAH, rapproche ses objectifs propres de ceux inscrits au PSMV. Lorsqu’une volonté patrimoniale forte n’émerge pas, les délégués départementaux de l’ANAH font part d’une difficulté à établir le rapprochement souhaité dans la circulaire de mars 1995.

Parallélement à l’amélioration de la compatibilité des procédures, de la communication entre les acteurs, l’actualisation de la problématique complexe de protection et d’évolution des centres historiques apparaît nécessaire pour conférer aux premiéres actions la stabilité que seul peuvent apporter des repéres communs, partagés et identifiés.

La manière

Dans la majeure partie des cas, la difficulté à voir des projets de qualité, sensibles à leur environnement, conduit, à préférer des interventions jugées plus incolores que des expressions contemporaines clairement exprimées et s’inscrivant, en définitive, dans histoire de la ville.

Le choix n’est pas entre des recompositions imitatives, d’ailleurs éloignées du vrai pastiche, et des projets contemporains. Tout dépend de la maniére et du contexte architectural et urbain.

Favoriser des expressions architecturales, à la fois culturellement sensibles aux lieux et assumant leur contemporanéité, est une ambition à fixer lorsque les programmes et les conditions locales le permettent. Les multiples exemples réussis de réhabilitation ou reconversion de bâtiments publics de qualité montrent que cela est possible.

L’éclairage d’autres pratiques européennes dans ce domaine peut translater le débat du domaine doctrinal, souvent abstrait, aux possibles des projets.

La formation des architectes et maîtres d’ouvrages

La formation des architectes à ce domaine spécifique, où pour l’instant seule l’école de Chaillot offre véritablement un enseignement technique, culturel et méthodologique, apparaît une priorité.

L’information et des modalités incitatives au recours à l’architecte font partie également des directions de travail vis-à-vis de la maîtrise d’ouvrage : actions de formation, réorganisation de ce point de vue des orientations des OPAH. II s’agit d’un vaste programme. Un débat sur l’indispensable mise à jour culturelle des conditions de préservation et de prolongation par une architecture de qualité, du patrimoine architectural et urbain… « La plus grande oeuvre d’art de homme », disait Lewis Mumford
pourrait aujourd’hui se mener avec un riche capital expérimental.

Adam YÉDID
Architecte

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